Accaparation Culturelle (2)

La suite de (1)

Nous voudrions ici répondre aux propos tenus par la metteure en scène et animatrice française du Théâtre du Soleil à Paris, Ariane Mnouchkine, dans les pages du quotidien Le Devoir, le 11 juillet 2018, en ce qui concerne la pièce Kanata qui sera présentée à Paris en décembre prochain, mise en scène par le metteur en scène québécois Robert Lepage. Nous n’avons pas encore vu l’oeuvre, mais nous croyons pertinent de lui présenter notre réflexion le plus courtoisement possible. C’est de respect que nous parlerons ici, car en langue anicinape, dire la vérité se dit odeiwin, la parole du coeur.

Dans son entrevue donnée au Devoir, madame Mnouchkine explique qu’elle souhaite raconter l’histoire de la relation entre les Autochtones et les colonisateurs au Canada. Elle souhaite qu’on lui dise : « Vous nous avez compris, vous avez compris, et vous avez compris parce que vous avez su imaginer ce que ça pouvait bien vouloir dire. »

Nous pensons qu’au Québec beaucoup de citoyens ont déjà compris. Madame Mnouchkine n’est pas la première à raconter l’histoire des relations entre les Autochtones et les peuples qui ont colonisé l’Amérique. Il y a eu les marins, les aventuriers, les prêtres qui ont tenu des carnets de bord. Ensuite sont venus les libres penseurs des Lumières, pour sortir l’Europe de sa grande noirceur — qui n’était pas la nôtre, soit dit en passant. Puis, il y a ceux qui voulaient tellement nous comprendre : des anthropologues, des ethnologues, des historiens, des politiciens, des réalisateurs de western, de spectacles « Wild West », alouette, et ainsi vole la perdrix…

Alors, peut-être sommes-nous saturés d’entendre les autres raconter notre histoire.

Invisibilité

L’un des grands problèmes que nous avons au Canada, c’est d’arriver à nous faire respecter au quotidien par la majorité, parfois tricotée très serré, même dans le milieu artistique. Notre invisibilité dans l’espace public, sur la scène, ne nous aide pas. Et cette invisibilité, madame Mnouchkine et monsieur Lepage ne semblent pas en tenir compte, car aucun membre de nos nations ne ferait partie de la pièce.

Nous ne souhaitons pas censurer quiconque. Ce n’est pas dans nos mentalités et dans notre façon de voir le monde. Ce que nous voulons, c’est que nos talents soient reconnus, qu’ils soient célébrés aujourd’hui et dans le futur, car NOUS SOMMES. Certains ont été consultés par les promoteurs de Kanata. Mais nous croyons que des artistes de nos nations seraient heureux de célébrer leur fierté sur scène dans la pièce. Est-ce que les metteurs en scène de Kanata ont cherché une collaboration ?

Nous comprenons, à la lumière de l’entrevue publiée dans Le Devoir, que l’aventure se passera sans nous, encore une fois. Madame Mnouchkine a exploré nos territoires, elle n’a plus besoin de nos services. Exit ! Elle aime nos histoires, mais n’aime pas nos voix. Il nous semble que c’est une répétition de l’histoire et de tels agissements nous laissent un certain sentiment de déjà-vu. On nous inventera, on nous mimera, on nous racontera, parce qu’elle a compris, parce qu’ils ont compris. Pardonnez notre cynisme, mais avons-nous vraiment été compris ?

Au Canada, la population a beaucoup appris avec la Commission de vérité et de réconciliation du Canada (2015). Cette commission a été mise sur pied pour éviter l’une des pires poursuites judiciaires contre un gouvernement dans le monde. Il y a 94 appels à l’action. Certaines de ces recommandations touchent directement la culture des Autochtones. D’autres demandent que soit adoptée une loi de mise en oeuvre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, que le Canada a ratifiée. Ces recommandations ne sont pas des options, ce sont des devoirs pour les gouvernements et les citoyens à long terme. La réconciliation passe par l’inclusion, par l’écoute et par le respect de ce qui est exprimé par les Premiers Peuples, la vérité, odeiwin.

La compagnie Ex Machina profite déjà de financements du Conseil des arts et des lettres du Québec et du Conseil des arts du Canada. Nous savons qu’elle peut également obtenir des subventions vouées aux projets culturels en collaboration avec les Autochtones ou pour la réconciliation. Or, un tel partenariat nous semble engager davantage la participation des Autochtones qu’une simple consultation.

Devant le constat qu’une consultation aurait été menée par les promoteurs de Kanata auprès des nôtres, mais qu’aucun Autochtone ou organisme autochtone ne prend part dans la pièce, nous nous interrogeons sur l’efficacité des mécanismes de contrôle d’utilisation de ces subventions. Nos artistes sont de plus en plus nombreux et trouvent, eux, difficilement les fonds nécessaires pour faire briller à juste titre leurs talents et leurs oeuvres.

Enfin, monsieur Lepage s’est prononcé dans les derniers jours en affirmant qu’incarner un personnage implique de pouvoir jouer une autre identité, voire un autre genre. Oui, c’est vrai. Mais cette incarnation s’inscrit dans un contexte social et historique. Au Canada, la Commission de vérité et de réconciliation nous a donné la géographie d’un territoire de possibilités pour l’avenir de nos relations. Et la mouvance des Autochtones au cours des dernières années a démontré que c’était une erreur de nous effacer de l’espace public.

Nous ne sommes pas invisibles et nous ne nous tairons pas. Nous avons nos plumes à la main et nous vous dirons encore et pour longtemps : je suis, NOUS SOMMES.

* Autochtones signataires :

Kateri Aubin-Dubois, Wolastoqijk, perleuse ; Carole Charbonneau, Atikamekw, muséologue spécialisée en patrimoine immatériel autochtone ; Maya Cousineau Mollen, écrivaine Innue-Québécoise, conseillère en développement communautaire Inuit et Premières Nations ; Yvon Dubé, Atikamekw, acteur et communicateur indigène ; André Dudemaine, Innu, directeur artistique du Festival Présence autochtone et directeur des activités culturelles de Terres en vues, société pour la diffusion de la culture autochtone ; Dave Jeniss, métis Malécite, acteur et directeur artistique de la troupe de théâtre Ondinnok ; Maïtée Labrecque-Saganash, Eeyou (Crie), chroniqueuse et activiste ; Alexandra Lorange, Atikamekw, juriste et étudiante à la maîtrise en droit UQAM ; Louis-Philippe Lorange, Atikamekw, cinéaste ; Yvette Mollen, Innue, spécialiste en langue innue ; Caroline Monnet, Anicinape, cinéaste et artiste multidisciplinaire ; Émilie Monnet, Acininape, artiste multidisciplinaire ; Nakuset, Crie, directrice générale du Foyer pour femmes autochtones de Montréal ; Caroline Nepton-Hotte, Innue, doctorante en sciences des religions UQAM ; Kim O’Bomsawin, Abénakise, réalisatrice et scénariste ; Sylvain Rivard alias Vainvard, métis Abénakis, artiste et spécialiste en arts et cultures des Premières Nations ; T8aminik Dominique Rankin, Anicinape, cofondateur de l’organisme Kina8at ; Marie-Josée Tardif, métisse, cofondatrice de l’organisme Kina8at et Cyndy Wylde, Anicinape et Atikamekw, doctorante en études autochtones UQAT.

Alliés cosignataires :

Sébastien Brodeur, doctorant en droit et boursier de la Fondation Trudeau ; Séna Houndjahoué Lahaye, juriste ; Alain Fournier, architecte ; Catherine Harisson-Boisvert, travailleuse culturelle ; Taras Kulish, directeur général de l’Orchestre de chambre de McGill ; Caroline Marcoux-Gendron, doctorante en études urbaines ; Éric Moutquin, architecte ; Marjolaine Olwell, avocate ; Gabrielle Piché, directrice administrative de Terres en vues, société pour la diffusion de la culture autochtone ; Johanne Roussy, artiste ; Mario Saint-Amand, acteur et Isabelle St-Pierre, poète.

 

Pour marque-pages : Permaliens.

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